12.01.20 – 21.03.2020, Air de Paris, Romainville
Evgeny Antufiev, Lucy Bull, Horia Damian, Louise Giovanelli, Rodrigo Hernández, Jill Mulleady et Lin May Saeed
Le soleil jaune poursuit sa lente course derrière l’horizon.Les dernières feuilles ambrées ont tapissé le sol, gardant dans leur ventre l’écho d’une chaleur tiède d’automne, avant les neiges cendrées qui s’annoncent.
D’autres nuances d’ocre poussent, sous la forme de fleurs, d’arbres, et d’arbustes jaunes aux jaunes épines. On pourrait compter les milliers de graines et de spores acides à en perdre le compte, à en perdre la tête. Lorsqu’un feu se consume, plus loin encore, les flammes reprennent. Le grondement de la terre illumine le crépuscule.
Le sable dans le sablier a formé sa pyramide.
A l’intérieur de leur cage, les tigres dorés de Borges retracent encore leur chemin ∞ fois emprunté, obstinés, accomplissant avec une frénésie déterminée leur destinée répétitive. Leurs rayures cachent peut-être l’écriture divine [1].
Au cœur des fils tendus de grand-mère à père, de père à fils, les cellules multiplient leur dégénérescence. Les bords émeraudes de la nébuleuse empiètent déjà sur la rétine et le globe se couvre d’un brouillard épais. La cécité s’installe pendant que les pages de la bibliothèque sans fin se couvrent d’une poussière bleue et fine, et pourtant, en constellations éparses, reste le jaune.
*
Lorsque viendront les temps obscurs
Chantera-t-on toujours ?
Oui, on chantera toujours.
Sur l’arrivée des temps obscurs [2].
*
Jorge Luis Borges est connu pour ses récits aussi denses que brefs, peuplés de jeux de miroirs, de labyrinthes, et de son amour immense pour la philologie. Pour l’écrivain, le temps est continuum spatio-temporel [3]. Entre juin et août 1977, Borges (1899-1986), fait un cycle de conférences au Teatro Coliseo à Buenos Aires. La Ceguera(La Cécité) est la septième et dernière intervention [4].
La Ceguera part d’une histoire personnelle : Borges sait très jeune qu’il deviendra aveugle. Dans cette conférence, ainsi que dans le poème écrit quelques années plus tôt, El oro de los tigres (1972) [5], il rend hommage à cette cécité qu’il décrit non pas comme une lente descente à l’obscurité (comme si quelqu’un éteignait progressivement la lumière), mais plutôt comme la perte graduelle des couleurs.
Le Rouge et le Noir, comme il déclare dans la conférence, sont des couleurs que Borges regrette. L’auteur n’est jamais plongé dans le noir total, le monde lui apparaît constamment enveloppé d’un bleu et d’un vert qui semblent avoir perdu leur éclat, un gris sale s’est substitué au blanc… Le jaune pourtant est la seule couleur à n’avoir rien cédé à la cécité. L’éclat du jaune, son rayonnement solaire, restent intacts. La couleur devient alors un fidèle compagnon, prêt à resurgir dans les souvenirs les plus heureux de l’écrivain : la contemplation des fauves au zoo, l’or de leur peau feutrée chatouillant son regard d’enfant.
Après ces lectures, il y a plus d’un an, soudain pour moi aussi, le jaune m’apparaissait un peu partout : dans les manifestations qui ont secoué la France en novembre 2018, et dont des équivalents semblent gronder, comme les répliques d’un même tremblement, ailleurs dans le monde depuis : en Algérie, en Bolivie, à Hong-Kong, au Liban, au Chili ; dans la lecture d’écrits féministes d’il y a plus de cents ans [6]; dans les feux qui ont consumé une bonne partie de l’Amazonie, de la Californie, de l’Australie ; et, à l’instant où j’écris ces lignes, dans les feuilles mortes qui recouvrent les trottoirs de Paris.
Un jaune récurrent devenu hypertexte, incarné et physique : un révélateur des vagues qui secouent le réel.
Les artistes invités à participer à cette exposition, partagent tous un rapport au temps au-delà de l’immédiat et de l’instantané. Leur travail puise ses racines dans la littérature, les contes de civilisations anciennes et les formes archétypales que celles-ci ont produites. Un passé et des histoires qui se superposent et convergent avec notre présent.
Evgeny Antufiev (1986, Kyzyl, Russie) mène une pratique intuitive de l’art. L’artiste russe s’intéresse tout particulièrement à la question de l’éternité et aux récits étiologiques (il reprend par exemple les légendes des peuples nomades de son Touva natal, en Sibérie), qu’il réinvente à sa manière. Ornées parfois de pierres semi-précieuses, d’os et de dents d’animaux qu’il collectionne, les sculptures gardent pourtant la trace de leurs imperfections.
Les peintures virtuoses de Lucy Bull (1990, New York) font appel à l’histoire de l’abstraction et de la peinture. Les visions colorées hallucinées qu’elle produit semblent à mi-chemin entre le rêve et les images numériques imaginées par les intelligences artificielles. Sur ses toiles, pourtant abstraites, on pourrait y voir des fleurs qui s’ouvrent, des poissons qui nagent, des insectes qui s’agitent ou des tigres qui guettent— on imagine leur mouvement, on croit y écouter le bruissement de leurs ailes, ou anticiper la déchirure de leurs griffes.
Horia Damian (1922, Bucharest – †2012, Paris) artiste roumain, ayant longuement vécu à Paris, mena une recherche intense sur des formes et des couleurs simples rattachées à son intérêt pour les paysages cosmiques, l’architecture et la géométrie de cités stellaires, et des rapports entre micro et macrocosme. The Hill ou La Colline est l’un de ses projets majeurs : comme en témoigne le nombre important de dessins préparatoires, l’artiste imagine les courbes d’une colline devant représenter toutes les autres collines. Réalisée en polystyrène, à la surface duquel est disposée une multitude de sphères en papier, recouverte de résine jaune, La Colline que l’on peut lire à la fois comme objet et lieu nouveau, est installée en 1976 devant le Guggenheim à New York.
La peinture de Louise Giovanelli (1993, Londres) s’inspire autant de la culture cinématographique que de la peinture de la Renaissance. De toile en toile se répète souvent un même motif avec quelques variations :la surface est grattée, la couleur altérée, un peu comme s’il s’agissait de plusieurs tirages d’une même photographie ou de la projection d’un film dont le passage du temps aurait endommagé la pellicule. Sur une peinture peuvent alors cohabiter un cliché d’Elizabeth Taylor révélant la cicatrice de la trachéotomie qu’a subi l’actrice, et une image dévotionnelle de décollation de martyr.
Qu’il s’agisse de ses sculptures, de ses volumes ou de ses peintures, les pièces de Rodrigo Hernández (1983, Mexico DF) fonctionnent comme un condensé de sens. Une même idée, un mot (sa signification et son écriture), une image, est explorée de manière simultanée sous divers angles. Les formes les plus simples servent alors souvent à donner corps ou relief à une panoplie d’associations mentales. Les pièces fonctionnent comme des œuvres-mot-image-valise…
Les temps sont obscurs dans les peintures de Jill Mulleady (1980, Montevideo) où coexistent souvent diverses époques (leurs architectures, leurs personnages habillés à la mode, leur nourriture, leurs excès, leur faune domestique ou sauvage) de manière toujours inquiétante. Dans Fight-Or-Flight un rat géant chevauche un cheval au-dessus d’une ville lambda : Les Cavaliers de l’Apocalypse n’auraient peut-être pas le visage attendu.
Lin May Saeed (1973, Würzburg), artiste engagée et antispéciste, mène une réflexion profonde sur des questions écologiques et la cause animale. Ses pièces, souvent réalisées en polystyrène — matériau qui par sa très lente décomposition survivra au bois, au fer, au marbre, et à la plupart des matériaux nobles généralement employés dans la sculpture classique — empruntent le vocabulaire iconographique des civilisations antiques et des mythologies millénaires, et imaginent un avenir où hommes et bêtes vivent désormais en paix.
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1. Dans l’Écriture du dieu, un dieu d’une civilisation précolombienne aurait inscrit une phrase divine capable de conjurer tous les maux de la fin des temps dans les taches d’un jaguar. Jorge Luis Borges, « La escritura del dios », dans El Aleph, ed. Emecé, 1949
2. Traduction libre du poème « Motto » de Bertolt Brecht, dans Svendborgdigte, section II, 1939.
3. « Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve. C’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. Pour notre malheur le monde est réel, et moi, pour mon malheur je suis Borges. » Jorge Luis Borges, Obras completas, Emecé, Buenos Aires, 1996. 816 p.
4. La conférence est visible dans son intégralité sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=LLjd2eo62II.
5. « El oro de los tigres », ed. Emecé, 1972, 168 p.
6. The Yellow Wallpaper de Charlotte Perkins Gilman (1892), mais j’ai constaté également que c’est la couleur jaune qui revient le plus souvent dans Mrs. Dalloway de Virginia Woolf
The yellow sun pursues its slow course behind the horizon.The last amber leaves have carpeted the ground, retaining in their belly the echo of a warmish autumn, ahead of the imminent ashen snow.
Other hints of ochre are stirring, in the form of flowers, trees and yellow shrubs with yellow thorns. You could count the thousands of seeds and acid spores till you lose count, till you lose your mind.When a fire burns out, still further away, the flames revive. The rumbling of the earth lights up the dusk.
The sand in the hourglass has formed its pyramid.
In their cage Borges’s golden tigers retrace yet again the path ∞ times taken, obstinately fulfilling their repetitive destiny with frenzied determination. Maybe their stripes are hiding the divine writing [1] .
Deep in the heart of the threads stretching from grandmother to father, from father to son, the cells multiply their degeneration. The emerald rims of the nebula are already impinging on the retina and the globe is covered with thick fog. Blindness sets in as the pages of the endless library are overlaid with a fine blue dust, and yet the yellow remains, in, scattered constellations.
*
In the dark times
Will there also be singing?
Yes, there will also be singing.
About the dark times.[2]
*
Jorge Luis Borges is famous for the density and brevity of his narratives, peopled with mirrors, labyrinths and his vast love of philology. For him time is a spatio-temporal continuum[3].
Between June and August 1977 Borges (1899–1986) gave a series of talks at the Teatro Coliseo in Buenos Aires. La Ceguera (Blindness) was the seventh and last of these talks4 . La Ceguera begins on a personal note: Borges learned very young that he would go blind. In the talk, as in El oro de los tigres (1972)[5], the poem written some years earlier, he pays tribute to this blindness, describing it not as a slow descent into darkness (as if someone were little by little putting out the lights), but rather as the gradual loss of colour.
Le Rouge et le Noir, as he says in his talk, are the colours he misses. He is never immersed in total darkness: the world seems to him swathed in a blue and a green that have lost their vividness, and a dirty grey has taken the place of white…Yellow alone has conceded nothing to blindness. Its brightness and sunny radiance remain intact. Thus it becomes a faithful companion, ready to resurface in the writer’s happiest memories: contemplation of wild beasts in the zoo, with the gold of their downy skin teasing his child’s eye.
Long after these talks, over a year ago, yellow suddenly started popping up everywhere for me too: in the demonstrations that shook France in November 2018, and since then in the equivalents that seemed to be rumbling in other parts of the world, like the aftershocks of a single earthquake. In Algeria, Bolivia, Hong Kong, Lebanon, Chile; in feminist writings of more than a century ago[6] ; in the fires consuming chunks of Amazonia, California, Australia; and at the very moment of this writing, in the dead leaves blanketing the footpaths of Paris.
A recurring yellow become embodied, physical hypertext: a revealer of the waves buffeting our reality.
The artists invited to take part in this exhibition have in common a relationship with time going beyond the immediate and the instantaneous. Their work has its roots in the literature and the fables of ancient civilisations, and the archetypal forms they have given rise to. An overlaying of a past and stories converging with our present.
Evgeny Antufiev (1986, Kyzyl, Russia) has an innate practice of art. The Russian artist is particularly interested in eternity and in etiological tales (his work is nourished for example by the legends of the nomads of the Touva region in Siberia where he was born) that he reinterprets in his own manner. Often embellished by semi-precious stones, bones or animal’s teeth that he collects, Antufiev’s sculptures retain the marks of their handmade craft.
Lucy Bull’s (1990, New York) virtuoso paintings call upon the history of painting and abstract art. The works she produces are hallucinated visions that seem to float between dreams and the digital images produced by artificial intelligence. In her paintings, although mainly abstract, we could almost see flowers blossoming, fish swimming, insects swarming, or tigers lurking ready to ambush us — we almost see them move, we almost hear their wings or fins agitating, we almost anticipate the tearing of their claws.
Romanian artist Horia Damian (1922, Bucharest – †2012, Paris) lived and worked most of his life in Paris. His work is mostly interested in simple forms and colors that reflected his interest in cosmic landscapes, stellar architectures and invisible geometries, and the connections between the macro and the microcosmos. The Hill or La Colline is one of his main projects as bear witness the quantity of preparatory sketches drawn. The Hill both a sculpture and a place, a yellow work of obvious spiritual elevation, was installed in front of the Guggenheim in New York in 1976.
Louise Giovanelli’s (1993, London) paintings draw inspiration as much from the cinematographic culture than from Renaissance paintings. From canvas to canvas, the same image might appear with some small variations: sometimes the surface of the painting has been scratched, the color altered, almost as if each painting was a different print of one single photograph or if each canvas was a projection of a movie whose film had been damaged by the passing of time. On a single painting can then coexist the snapshot of Elizabeth Taylor’s tracheotomy scar and a devotional image of a martyr’s beheading.
Rodrigo Hernández’s (1983, Mexico DF) sculptures, volumes and paintings function as a compendium of meaning. A same idea, a word (its definition, the way it is written) or an image, is explored simultaneously from different angles. The simplest forms can thus embody a plethora of of mental associations. Hernández’s pieces can be apprehended as a work-word-image-porte-manteau…
Times are dark in Jill Mulleady’s paintings (1980, Montevideo), where different time periods coexist (their architectures, their characters fashionably dressed, their food, their excesses, their domestic or wild fauna) always in a disturbing manner. In Fight-Or-Flight a giant rat rides a horse over a random city: maybe the Four Horsemen of the Apocalypse have a different face than the one we were expecting.
Lin May Saeed (1973, Würzburg), addresses the human-animal relationship and the animal liberation movement. Her works often crafted in Styrofoam — a material that because of its very slow decay will persist longer than wood, iron, marble, and most noble materials generally used in classical sculpture — borrow their aesthetics and vocabulary from ancient civilizations and thousands of years old mythologies, imagining a future where animals and humans now coexist in peace.
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1. In The Writing of the God, a god of a pre-Columbian civilization has hidden a sacred phrase capable of staving off all the wrongs of the end of the world in the spots of a jaguar.
Jorge Luis Borges, La escritura del dios, in El Aleph, ed. Emecé, 1949
2. Bertolt Brecht, « Motto », in Svendborgdigte, section II, 1939
3. ”Time is a river which sweeps me along, but I am the river; it is a tiger which destroys me, but I am the tiger; it is a fire which consumes me, but I am the fire. The world, unfortunately, is real; I, unfortunately, am Borges.”
Jorge Luis Borges, Obras completas, Emecé, Buenos Aires, 1996. 816 p
4. The conference can be watched in its entirety on Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=LLjd2eo62II
5. « El oro de los tigres », ed. Emecé, 1972, 168 p
6. The Yellow Wallpaper by Charlotte Perkins Gilman (1892) but I also noticed that the most recurring color in Virginia Woolf’s Mrs. Dalloway is yellow.