Au départ, il y a un besoin spécifique. Une tâche laborieuse ou pénible et pourtant nécessaire que vient faciliter l’invention d’un outil.
Ainsi dans les années 1930, Jean Mantelet, devant son assiette, rêve de manger une purée homogène et lisse. C’est dans son atelier d’emboutissage qu’il perfectionne un moulin à légumes, breveté en 1932 et récompensé par le célèbre concours Lépine.
En deux ans à peine, le succès est indéniable : avec plus de deux millions de ventes en France, le moulin à légumes fait son entrée définitive dans les foyers français.
Plus tard perfectionné grâce à un moteur électrique, le petit électroménager Moulinex « libère la femme » et fait de la marque une des marques phares des Trente Glorieuses[1].
C’est au musée Calbet en 2011 que Bertrand Segonzac présente pour la première fois une série d’acryliques sur toile, toutes du même format, sans titre[2].
Sur un fond blanc se détache un des produits de cette marque française, un sèche-cheveux Moulinex gris perle et gris pâle au design minimal : un interrupteur on/off rouge pour souffler de l’air chaud et un interrupteur on/off bleu pour l’air froid. Telle une photo
d’identité, cette image a pour but unique de nous présenter un sujet dans tous ses détails, une image en apparence à titre informatif.
Plus loin, un enregistreur cassette Philips subit le même traitement. Il en est de même pour ce couteau électrique, pour cette petite radio noire, pour ce cendrier orange et ce réveil orange indiquant le vendredi 21 janvier, cette chaîne Hifi Kenwood, ce « Vite-Frite »
Fry en acier, ce réchaud orange à fleurs rouges et marron, cette calculatrice imprimante et ce petit rasoir électrique gris et bleu — des objets dont on se sert au quotidien, des objets anodins.
Or, ces outils sont inadaptés. Dans cette suite d’images se dessine dès le premier coup d’œil une époque que l’on devine révolue : certains de ces objets ont perdu leur utilité, soit parce qu’ils ont été remplacés par d’autres objets plus performants, plus séduisants, soit
parce que le contexte de leur usage n’existe plus (avez-vous toujours besoin de découper la dinde de Noël au couteau électrique ?).
On y retrouve un code couleurs, un design, que l’on associe à des décennies passées, comme cet orange un peu terne, caractéristique de la fin des années 60 à 70, que l’on ne retrouve plus dans les objets produits aujourd’hui. Ces objets s’inscrivent mal dans la
société de consommation : s’ils ne sont plus aussi performants que leurs équivalents contemporains, s’ils sont dépassés, pourquoi donc les mettre en avant ?
Tout choix est important dans la réalisation d’une image. Présentés sur un fond blanc uni, comme dans un studio photo, ces objets sont montrés en dehors de tout contexte auquel
les rattacher. Aussi, le rendu réaliste renvoie davantage au codes de la photographie de catalogue qu’à ceux de la peinture : ce qui est mis en avant est l’objet et uniquement l’objet.
Le médium choisi pourrait aussi nous rapprocher d’une forme d’obsolescence : la réalisation d’une peinture dans ce cadre, est plus longue et laborieuse que ne l’aurait été le déclic d’un appareil photo.
Segonzac n’a donc pas fait le choix de l’efficacité, mais privilégie une forme de production manuelle et non mécanique, il souhaite rester proche d’une facture de l’image que l’on pourrait qualifier d’artisanale.
Si l’on imagine que cette série d’objets à appartenu à une seule et même personne ou à une même famille, se met en place la question de l’affect et se dessine alors en filigrane le portrait du ou des détenteurs de ces objets : le réveil orange pour commencer sa journée,
le rasoir électrique pour tailler sa barbe après la douche, l’enregistreur cassette et ce petit clavier devenu Encombrant lorsque l’on commence ses premières incursions en musique[3],
la table à manger et les chaises où l’on prend son petit-dej ou son dîner en famille : la promesse d’une vie fantastique mais économiquement accessible grâce au formidable formica[4].
Ces objets ne sont pas forcément les nôtres, ce ne sont pas ceux qui nous avaient appartenu, mais ils nous sont familiers et nous retrouvons à travers eux les objets qui ont bercé notre enfance ou qui ont appartenu à nos parents ou à nos grands-parents. Cette
collection d’objets devient alors comme le témoin muet d’une nostalgie aussi bien individuelle que collective.
Plus proches de nous temporairement peut-être, les espaces urbains désertés — montrés dans une exposition personnelle au BBB à Toulouse, en parallèle de l’exposition au Musée
Calbet — les bureaux vides et les architectures modernes que Segonzac peint, font elles aussi déjà dépassées : elles renvoient à un paysage urbain contemporain standardisé.
Ces images n’ont pas de racines, pas d’histoire unique ou spécifique à un territoire, elles pourraient se rattacher à pratiquement n’importe quel pays occidentalisé. Ce qui plane
alors à travers ces Extractions du réel, est comme le fantôme implacable de l’obsolescence programmée et la promesse brisée d’un bonheur qu’on nous promettait atteignable et qui semble à chaque fois plus lointain, tous deux résidus d’une société poussant à une consommation vertigineuse.
L’art serait-il peut-être un refuge à cette situation ?
Le dispositif sur lequel étaient montrées ces peintures fait penser que non : accumulées, montrées les unes sur les autres comme dans un étal de magasin, l’exposition au musée Calbet nous rappelait que la culture peut être aussi un bien de consommation comme un
autre[5].
Texte écrit en décembre 2018, à la demande du centre d’art BBB à Toulouse et de la Maison des arts Georges et Claude Pompidou à Cajarc
[1] Clotilde Warin, « Moulinex. Vie et mort d’un rêve industriel », L’Express, 27/09/2001
[2] Chaque toile s’intitule Sans titre (Racks). Racks faisant référence au dispositif d’exposition sur lequel nous reviendrons plus tard.
[3] La plupart des objets peints ont appartenu à l’artiste, qui est par ailleurs aussi musicien.
[4] « Le formica, c’est formidable » est le slogan utilisé par Formica des années 50 aux années 70.
[5] Sans titre (Racks) était montrée sur des racks en bois, reprenant le principe des réserves des musées, transformant virtuellement l’espace muséal en magasin ou en vide-grenier.