Le réflexe est le suivant : lorsque l’on parle de cadrage aujourd’hui, on a tendance à penser plutôt au domaine du cinéma ou à celui de la photographie. On semble oublier, du moins dans un premier temps, que dans la peinture cette question du cadrage a été — et demeure — tout aussi importante et essentielle, et qu’elle a préoccupé les peintres bien avant d’inquiéter les photographes ou les cinéastes et réalisateurs.
Si en peinture on fait le choix de peindre telle ou telle figure, tel paysage ou tel sujet, cela veut également dire que l’on fait le choix de ne pas peindre telle autre figure, telle partie du paysage, tel sujet. Peindre étant une question de choix, la peinture revient à recadrer une image, celle que l’on perçoit dans notre rétine ou notre esprit, et qui constitue déjà elle-même une image partielle, limitée, de la réalité.
Métapeinture
Cette question du cadre et du cadrage débouche aujourd’hui (mais ceci est vrai depuis “l’aube des temps modernes”) sur une métapeinture : une peinture sur la peinture, une peinture qui réfléchi à sa grammaire la plus fondamentale et aux limites du tableau.
Pour ne citer que lui — parce qu’il produit (en toute subjectivité), certains des plus beaux exemples de la peinture contemporaine — Victor Man aborde cette problématique des confins de l’image, de manière récurrente, en particulier dans ses tableaux intitulés The Chandler.
Que voit-on dans cette série de peintures (à l’huile, sur bois, comme les Maîtres anciens) où les figures semblent, comme souvent chez Man, sortir de l’obscurité, de la pénombre ?
Le sujet est à chaque fois le même, à quelques détails près : une femme que l’on ne voit que du buste aux pieds, assise sur une chaise, les jambes pliées, les genoux serrés, les mains sous les cuisses, comme contrainte par quelqu’un ou quelque chose, tient une tête humaine sur ses jambes. La partie où devrait se situer la tête de la femme ne fait en réalité pas partie du cadrage, et puisque celle-ci tient sur ses jambes une tête féminine, on déduit assez vite qu’il s’agit probablement de la sienne.
Le peintre nous suggèrerait alors que la femme représentée a été décapitée par le cadre du tableau ?
Man met en avant la violence que peut engendrer le choix de cadrage du peintre : que devient la part manquante d’une image, celle que le peintre a choisi de ne pas faire figurer sur la toile ou à faire participer de la narration du tableau ? Est-ce que l’image se meurt au-delà des frontières de l’image peinte ?
Chez Man cette part manquante peut servir à faire basculer le regardeur dans l’onirisme ou le cauchemar : dans certains de ces tableaux des sortes de cornes ou de volutes de fumée prennent naissance sur cette tête décapitée, faisant chavirer le récit de la peinture au-delà du cadre et de la rétine, dans le rêve, la fantaisie ou le fantasme.
Cadrage et abstraction
Mais que peut nous apprendre le cadrage cinématographique de la peinture aujourd’hui, et en particulier de la peinture abstraite ?
Lorsque l’on parle de cadre en peinture, on revient d’une manière ou d’une autre à parler de ce que l’on pourrait considérer dans un sens comme son pendant : le all-over.
Qu’il s’agisse de certaines toiles de Mondrian ou de Pollock, l’idée est celle-ci : on traite indifféremment la totalité de la surface du tableau, le motif ou le geste peint, s’étend au-delà de la toile. Le résultat est une composition ou un motif sans début ni fin, et donc prolongeable ou développable à l’infini, sur deux, cinq, ou cinquante autres toiles.
Le all-over semble ainsi renverser la situation de l’image peinte : ce n’est pas la toile qui pose les contraintes de l’image qui y naît, ce n’est pas la toile qui dicte la composition du tableau. La toile devient simple espace d’’apparition du motif, elle est l’écran où vient se projeter l’image, elle est l’espace où l’image vient se fixer — un peu à la manière d’une plaque photographique. Et l’image, elle, demeure ailleurs, elle ne se restreint pas à la toile, elle la dépasse.
C’est un peu comme savoir consciemment que sur une photo ou dans un film, le paysage photographié, la personne portraiturée, existe au-delà de l’image que nous tenons entre les mains ou en dehors de l’image projetée : nous savons que ce que ce que nous voyons n’est autre qu’un fragment temporaire de quelque chose qui va au-delà de ce fragment.
En regardant le film culte Koyaanisqatsi, je me suis fait la réflexion, que la peinture abstraite aujourd’hui, est parfois une question de répétition[1], certes, mais aussi d’échelle (et donc de cadrage) d’une image.
Dans le film se succèdent plusieurs plans : certains s’attardent sur des vagues, d’autres sur des nuages, et la temporalité de ces extraits est lente et vaporeuse. Ce premier type d’image semble exister en dehors de tout temps et de tout lieu. Capturés, mais ce n’est que pour quelques minutes, ces mouvements semblent être perpétuels et immuables. Dans la nature, ils se répètent, sont reproduits et rejoués, encore et encore.
Un principe semblable opère dans les peintures de Neil Raitt (Alpine #2 (2013), Faded (2015) ou Evergreen #2 (2013), en sont de bons exemples) : l’arbre, la montagne, sont reproduits à outrance jusqu’à être noyés dans une sorte de vision d’ensemble, une image qui dans sa répétition, ou plutôt dans ce cas, dans sa sérialité (on se rapproche là plutôt du photographique), devient image abstraite.
Il s’agit peut-être d’un effet semblable à ce qui se produit lorsque l’on répète à plusieurs reprises le même mot jusqu’à ce que son sens et sa sonorité même, nous paraissent lointains et étrangers pour se transformer en une sorte de mot et de son fantôme, dont les contours précis nous échappent désormais.
Or, si la sérialité peut engendrer l’abstraction, c’est à condition peut-être qu’elle aille de paire avec le cadrage et l’échelle choisie pour aborder une image, en peinture ou au cinéma. C’est Reggio qui, derrière sa caméra, décide ou non de donner un contexte à ce ciel nuageux, à ces vagues. Un cadrage plutôt serré choisi par le réalisateur — on ne voit pas par exemple, l’ensemble de la mer, on n’aperçoit pas la plage, le cadre se limite à une masse aqueuse quelque part dans la mer — ainsi que le mouvement répétitif des vagues et de leurs crêtes, rend, au bout d’un certain temps, l‘image complètement abstraite.
Et lorsque Reggio nous offre une vue aérienne d’un parking, et que la caméra se meut lentement de manière horizontale, montrant une suite de voitures miniatures garées, qui engendre une forte impression de sérialité, la prise s’arrête avant de nous montrer les limites du parking et l’image reste dans notre esprit prolongeable à l’infini : une sorte de all-over ready-made que le réalisateur est allé extraire, par ce cadrage, de la réalité.
En peinture, Daan van Golden produit un type de peinture qui naît lui aussi d’une question de cadrage et qui transforme des images figuratives en images abstraites (un peu comme dans Koyaanisqatsi) ou des images abstraites en images figuratives.
Isolé, un fragment de motif floral rouge sur blanc, devient d’un coup un motif abstrait dans Heerenlux, le motif d’un mouchoir est transfiguré en grille moderniste dans Composition with Blue Square ; au contraire, en recadrant un tableau de Pollock, on y découvre, caché jusque là, une sorte de scène figurative.
L’abstraction et la figuration seraient toutes deux des voies possibles, potentielles, selon le choix de cadrage qu’en fait l’artiste. Une image, nous le savons, en cache bien d’autres.
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[1] La répétition qu’on peut comprendre comme étant associée au all-over.
Texte écrit en février 2015
Une réponse sur « Brèves réflexions sur les limites d’une image et sur l’abstraction »
la référence aux archétypes (jung) de la peinture abstraite éloigne la notion d’abstraction. La première référence au réel est la géométrie (Mondrian) Dans l’abstraction lyrique la résonance des couleurs joue le même rôle. .Cet éloignement du réel a été dicté par l’avènement des techniques de production (la photo il y a cent cinquante ans) et de création (30 ans photoshop) Cette distance volontaire du réel,- conditionnée par la nécessité de recourir aux archétypes -,n’est pas infinie.