Ecrire, revient à essayer de fixer.
Ce texte sur le travail d’Achraf Touloub a été à de plusieurs reprises entamé, délaissé, repris, corrigé, et ce, dans l’impossibilité et le refus de lui donner une forme définitive.
Les recherches et les préoccupations du jeune artiste ne sont nullement énigmatiques ou difficiles à comprendre, elle sont plutôt difficiles à appréhender, à cerner au sens propre. Les idées et réflexions qui l’intéressent ne se laissent pas piéger : leurs racines sont profondes et interconnectées. Comment «saisir» ou essayer de fixer des idées qui par leur mise en réseau deviennent mobiles et intrinsèquement reliées?
Les temps modernes sont à la spécialisation et à la spécificité.
Les formations et les études tendent à se concentrer dans un domaine chaque fois plus ponctuel, la musique ne se divise plus en genres mais en sous-(sous-sous)genres et au dictionnaire se rajoutent des mots nouveaux nés de l’intention de décrire avec précision une action ou un objet donné (twitter n’est pas la même chose que texter, pourtant les deux actions supposent l’écriture sur le clavier d’un téléphone portable) : notre langage, nos modes de vie et notre perception poursuivent leur ramification.
Or, dans cette spécialisation entamée depuis des siècles, accélérée aujourd’hui, la tendance est également à oublier les paradoxes[1] et les ambigüités, et la richesse, qui découle des doubles et des contre-sens.
Le dessin est une forme de dessein. Il implique et concrétise l’intention et le projet, le «dessein global» visé. Si la différenciation a été depuis longtemps opérée entre les deux termes, perdant ainsi la complexité du disegno italien, la double signification du mot reste potentielle : c’est cette homophonie qui sert de point de départ au travail d’Achraf Touloub.
Dessein global, titre que l’artiste donne à son exposition de fin de diplôme à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris en 2013, ne semble pas avoir de « fil rouge » ou de « fil conducteur ». Il serait plus juste de dire qu’il s’agit d’un réseau de fils, d’une trame, qui s’articule autour des différentes pièces regroupant toute une panoplie de médiums et de formes : une douzaine de dessins, quatre vidéos, des habits en toile, trois impressions sur tapis et une sculpture ready-made, mais aussi un livre d’artiste et des sites internet qui prolongent l’exposition de manière virtuelle. Aucune œuvre centrale, pas de début ni de fin — à l’image de l’ouroboros végétal, dessiné par l’artiste — il s’agit pour toutes les pièces de parties complémentaires d’un même tout.
Les dessins d’Achraf Touloub s’inspirent du langage et des symboles des miniatures orientales anciennes: des personnages devenus anonymes par le même rendu stylistique et qui par leur superposition et juxtaposition deviennent motif ; des arbres, des racines et des motifs végétaux ; et des cadres dorés peints sur papier rappelant l’élégance des anciennes enluminures.
Si dans les dessins de l’artiste les cadres enluminés gardent un côté ornemental, leur utilisation est paradoxale: l’ornement encadre le vide, tronque ou ne semble pas toujours mettre en valeur le dessin. Le motif dessiné se situe parfois à l’extérieur de l’enluminure et quand le motif est encadré, il semble plus contraint que rehaussé par celle-ci. Les dessins semblent d’ailleurs prendre le dessus sur ces cadres dorés : les motifs s’échappent hors-cadre et les cadres sont menacés par le feu de manière figurée (le feu comme motif dessiné) ou littérale (certains dessins portent la trace de brûlures).
La feuille de dessin, elle-même cadre «naturel» de l’image, est alors par analogie plutôt un espace d’apparition d’une image, d’un motif, qui se prolongerait au-delà du papier. Le cadrage (de l’enluminure ou des bords du papier) paraît être une tentative éphémère et vouée à l’échec de fixer une image sans fin, un motif existant virtuellement sur d’autres supports et d’autres espaces, une image mobile dont les ramifications infinies nous échappent.
Dans la tradition orientale, les tapis délimitent un espace intime où communient la terre ou le profane et le ciel ou le divin — l’image de l’arbre, récurrente dans la tradition, symbolise très bien ce rapport. Les tapis sont alors encore l’espace d’apparition d’une image symbolique, de l’ornement et du motif.
Lors de son diplôme, Achraf Touloub présente trois impressions sur moquette d’images récupérées, agrandies et/ou modifiées de tapis orientaux. Les images, fruits de traductions vectorielles successives, sont malmenées, pixélisées et arrivent morcelées sur le support.
Paradoxe moderne des avancées technologiques : l’information arrive plus loin, plus vite, elle se fait potentiellement omniprésente, mais elle arrive fragmentée ou perd de sa clarté ; le symbole devient image banale, son statut particulier disparaît dans sa transformation en pixels et son apparition sur l’écran. Pire est, les diverses images qui défilent sur l’écran se valent toutes, qu’il s’agisse de l’image d’un tableau ancien, d’une publicité de voitures ou de la page d’accueil de Facebook.
Paradoxalement encore, de ces révolutions technologiques, l’image la plus traditionnelle, la plus violentée, le symbole, en est peut-être la plus grande gagnante. En perdant de sa force dans la numérisation de son image, il devient clairement évident que l’image numérique ne peut se substituer à l’image réelle et mentale (l’enluminure, le motif tissé sur le tapis, et l’image que s’en fait le dévot) et que cette dernière garde en elle un potentiel et une signification qui n’est pas traduisible sur l’écran. Le symbole, tout comme les dessins d’Achraf Touloub, est peu photogénique.
Un monde interconnecté suppose un accès plus facile et rapide à une quantité a priori inépuisable d’informations. Or, l’accès à cette source qu’est le net se fait par l’intermédiaire d’une succession de mots de passe et de codes d’accès.
À l’image des corps cybernétiques dans Ghost in the Shell qui permettent dans le film d’accéder à un monde virtuel, l’accès à l’art peut peut-être se faire en faisant corps, littéralement, avec la couleur.
Revêtir une couleur, en ressentir sa vitesse potentielle, est ce qui est à l’œuvre dans les trois vidéos de Touloub dans lesquelles l’artiste court sur un tapis, vêtu d’une tunique monochrome, ainsi que dans les habits en toile brute que propose l’artiste. Sans titre (initiation) rappelle les survêtements que portent certains jeunes, et par son accrochage simple — des habits accrochés sur des cintres — la pièce invite à son activation.
La toile, la couleur, une fois incarnée, peut devenir alors instrument d’un rite d’initiation à l’art, et donner accès à un monde qui, à l’image du net et des religions, fonctionne avec tout un système de codes, de mots clés et de symboles qui lui sont propres.
L’accès à l’art peut peut-être également se faire en visualisant sa composition. Diffusée au fond de la salle sur un écran de télévision, une vidéo nous plonge dans une sorte de simulation de l’espace d’exposition. On y voit défiler des symboles énigmatiques, le lieu d’exposition à nu avec tous ses détails reconnaissables (les colonnes et le motif au sol de la galerie des Beaux-Arts), puis, les différentes pièces présentées et d’autres non exposées mais qui font partie du corpus de l’artiste. Ainsi se révèle progressivement la construction virtuelle de l’exposition et de ses prolongements.
Parallèlement à ces œuvres présentées, Achraf Touloub propose un livret où figurent des pièces fictives, jamais réalisées, mais qui auraient pu l’être : des œuvres demeurant au stade de dessin/dessein. Des sites internet, achetés par l’artiste, et où l’internaute ne trouvera rien d’autre que le symbole du paradoxe, se font également le relais virtuel de l’exposition.
La construction progressive de l’exposition nous ramène enfin, à nouveau, aux dessins. Dans d’autres pièces comme Surat al-ard (Le visage du monde), l’artiste donne à voir les étapes successives de la construction de l’œuvre. Sur une première couche d’acrylique et de peinture blanche à la bombe aérosol, Touloub dessine à l’encre, puis il efface à la bombe et redessine, et ce, jusqu’à y trouver une forme qui lui soit satisfaisante. Les essais, les gestes effacés, sont alors encore visibles à travers les couches vaporeuses de peinture. L’image finale est alors le produit, la somme, de ces constructions successives, de ces tentatives, et du dessin « définitif ».
L’artiste nous rappelle ainsi qu’une image (tout comme un motif, une exposition) n’est jamais lisse, ou isolée, mais qu’au contraire elle se construit, elle existe au centre d’un espace qui lie la forme finale au projet, « au dessein ».
[1] C’est le symbole du paradoxe que l’artiste a choisi pour figurer sur la couverture du book présenté lors de son diplôme.
Achraf Touloub est né en 1986 à Casablanca. Il vit et travaille à Berlin.
La galerie Plan B, à Berlin, présente un solo show de l’artiste à partir du 3 mai 2014.
Texte écrit en mars 2014