Les premières leçons de physique, dans ma mémoire, ne sont pas celles dispensées au collège, théoriques et écrites, mais celles plus visuellement parlantes de Vil Coyote et de Bip Bip.
Dans sa course perpétuelle et effrénée de l’oiseau, Vil Coyote est tour à tour soumis aux lois de la gravitation, de l’énergie cinétique, et de la friction, et fait surtout preuve d’une élasticité à toute épreuve.
Il y a quelque chose de contradictoire, à première vue, dans les peintures d’Olivier Filippi.
Un coup d’œil rapide suffit pour déterminer qu’un même langage opère dans ses dernières pièces : de grands formats rectangulaires étroits et élancés (exceptionnellement petits et carrés) qui s’étendent verticalement sur le mur ; à gauche, une couleur peinte en un dégradé subtil qui contraste avec une deuxième couleur en aplat, à droite. L’aplat prend la forme d’une figure dynamique scindant presque la composition en deux, et à deux reprises : sur la largeur du tableau, et sur deux des diagonales suivant cette première division optique.
Une peinture hard-edge un peu bâtarde donc, puisqu’elle fait cohabiter dégradé et aplat coloré. Pas vraiment d’illusion d’une surface parfaitement plane non plus, d’une peinture qui n’existerait que sur la face de la toile. Les tranches du tableau étant investies, la lumière vient souvent projeter, avec douceur, la couleur sur le mur porteur (le dégradé à gauche, semble déjà annoncer cet effet), renforçant la matérialité du tableau, son statut d’objet, et une présence dans l’espace qu’on pourrait qualifier, pour la plupart des tableaux, de longiligne.
De cette grammaire commune, on suspecte progressivement, après un regard plus attentif de l’ensemble des pièces, une sorte de relation de cause à effet. Tel tableau paraît être une version plus ou moins altérée de tel autre : le format diffère, les couleurs varient, mais le langage et la composition restent reconnaissables. La première peinture aurait pu engendrer la deuxième, et la deuxième donner naissance à la troisième, ou inversement (?).
Le meilleur exemple de ce qui opère ici, serait peut-être à trouver du côté de la musique : lorsque l’on joue la même mélodie mais sur une clé différente ou en suivant un autre rythme. On pourrait dire que tel tableau est une variation (tout comme on parle de variations musicales d’un même thème) de tel autre.
Or, contrairement à la musique, ces variations ne semblent pas toujours suivre des règles mathématiques précises : pas de calculs des proportions ou de ratio entre une pièce et une autre, pas de suite logique. Un tableau plus petit semble comprimer la composition, une toile plus large, l’étirer.
Les peintures d’Olivier Filippi obéissent peut-être alors plutôt aux règles physiques, plus flexibles, du monde des Looney Toons ou aux distorsions réalisables sur Photoshop et sur d’autres logiciels graphiques. On pourrait imaginer, à ce moment là, qu’il s’agisse pour ces toiles, d’un même tableau que quelqu’un se serait amusé à allonger ou à compresser, les couleurs variant selon le type de torsion infligé. Nous revenons alors à une question d’élastique, dans l’espace, mais aussi dans le temps.
Dans l’église St. Burchardi en Allemagne, se joue en ce moment même, et depuis 2001, la plus longue performance de Organ²/ASLSP ou As Slow as Possible, écrite par John Cage. La fin du morceau est prévue en 2640, après une durée de six cent trente-neuf ans, il s’agira alors, de la plus longue performance d’une même partition dans l’histoire.
L’orgue, de par son fonctionnement, est le seul instrument capable de prolonger cette partition potentiellement à l’infini. Il en est peut-être de même, en art, avec la peinture.
L’intérêt, pour Olivier Filippi, n’est pas de réaliser autant de variations que possible d’une même composition (même si la peinture, de par ses moyens simples, semble permettre un nombre incommensurable de possibilités), mais d’opter pour les versions les plus intéressantes de celle-ci. À l’image de la partition ASLSP, l’ensemble des peintures de l’artiste, s’étend alors, lui aussi, dans le temps, puisque toute variation de la composition reste réalisable potentiellement à l’infini.
Ce qui est mis en œuvre dans le travail de Filippi, c’est une souplesse de la peinture ; ce qui est exploré, c’est la capacité d’une même composition à subir des modifications de couleur et de taille ; ce qui est questionné, c’est la malléabilité des outils d’un medium et la flexibilité d’une histoire de la peinture ; ce qui est en jeu, c’est l’énergie potentielle élastique[1] d’une image et son épuisement.
[1] Énergie potentielle emmagasinée dans un corps à caractère élastique, lorsque ce dernier est compressé ou étiré par rapport à sa position naturelle.
Texte accompagnant l’exposition Aussi lentement que possible d’Olivier Filippi à Bikini (Lyon), du 22 février au 29 mars 2014.