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« …drifting through the lingerie department ». Les peintures de Ditte Ejlerskov

[english version]

C’est avec une obstination butée, malgré les avis unanimement négatifs de ses enseignants sur la question, que la jeune artiste danoise s’est relancée dans la peinture depuis bientôt une dizaine d’années.
Ditte Ejlerskov, alors encore étudiante à la Funen Art Akademy, se soucie moins de l’avenir (ou du passé) — prophétisé catastrophique — du médium : si elle reprend les pinceaux, c’est pour le pur plaisir que peindre lui procure.
Au départ, sans aucune idée précise en tête, elle se met à peindre toutes sortes d’images qui lui tombent sous la main ou devant les yeux : des images trouvées dans des revues, dans des magazines de mode, des prospectus de voyage, et des images récupérées sur Internet. Dans ce flux coloré et alléchant d’images, les clichés des pop stars captent tout particulièrement son attention : Britney Spears, Beyoncé et surtout, leur cadette, Rihanna. C’est à cette dernière qu’elle consacre une série de peintures en 2013.

Pour The Rihanna Paintings, ce sont bien moins les portraits construits et hautement esthétisés des célébrités prenant la pose qui attirent Ejlerskov — contrairement à Elizabeth Peyton, avec qui le travail « figuratif »[1] de la Danoise arbore malgré tout des similitudes. Les clichés qui servent de point de départ à l’artiste sont les photos volées des paparazzi ou prises sur le vif pendant les concerts de la chanteuse, et qui inondent de manière constante le net (sur des sites consacrés aux people mais également dans les réseaux sociaux comme Twitter ou Instagram, véhiculées souvent par les célébrités elles-mêmes).
La série se divise alors en deux : des petits formats reprenant les portraits de la chanteuse de Barbados (des peintures que l’on pourrait qualifier de figuratives) ; et, d’autre part, des grands formats avec des formes géométriques colorées ou des motifs — des toiles rappelant des peintures abstraites. Si le lien entre les unes et les autres n’est pas évident au premier coup d’œil, le rapport se révèle assez rapidement.
Ditte Ejlerskov procède par anamorphose : elle choisit un détail ou un motif de la garde-robe de la chanteuse, qu’elle agrandit ou adapte et qui vient ensuite remplir la totalité du tableau. Les peintures « abstraites » sont en réalité la reprise et la représentation de tels motifs. Ainsi, les compositions géométriques correspondent aux couleurs d’une veste Givenchy (The Givenchy Diptych), à l’agrandissement d’un détail d’un haut noir et blanc (The Zebra Zoom Painting), ou le bas d’un bikini (The Sexy Painting), la peau de Rihanna devenant elle-même aplat de couleur.

Il semblerait que le critique et philosophe Arthur Danto dit, un jour, qu’une salle remplie de toiles de Morris Louis lui rappelait au mieux, une déambulation dans le rayon lingerie du magasin Bendel[2]. Les toiles de Ditte Ejlerskov s’inspirent-elles alors du magasin ou des artistes?
Ici une peinture reprenant un t-shirt de la marque BOY peut nous rappeler un Date Painting d’On Kawara (par le lettrage blanc sur noir, centré, et les dimensions du tableau) ; une autre pièce semble parodier les dessins gestuels d’un Keith Haring ; et un grand tableau noir et blanc peut nous faire penser aux premières expériences de l’Op Art.
Si la mode et le design ont repris à leur compte les codes de l’art, puis, que l’art s’est réapprorié ce qui était passé dans la culture de masse, Internet vient mettre un point final à la dispute[3]. Sur l’écran, pas de hiérarchie, l’image des uns vaut l’image des autres : on défile aussi facilement sur la dernière collection Gucci que sur les galeries d’images du MoMA. Si Ditte Ejlerskov peint dans un effort de ralentir et de digérer une infime partie de ce flux incessant d’images, c’est peut-être qu’elle reconnaît dans ces clichés la frontière la plus floue entre le high art et la low culture : un espace où un Bridget Riley devient écharpe ; un terrain où la cambrure d’une starlette en plein concert imite les représentations de l’extase ou de l’exorcisme en peinture[4], à moins que ce soit plutôt ce répertoire d’images qui annonçait déjà l’avènement de telles muses.

Née en 1982 à Frederikshavn au Danemark, Ditte Ejlerskov vit et travaille à Malmö en Suède. Elle est résidente de la Cité Internationale des Arts à Paris jusqu’au 22 décembre 2013.


[1] L’usage du  » figuratif  » est ici uniquement pour distinguer les portraits, à proprement parler, réalisés par Ditte Ejlerskov, des peintures à caractère abstrait qu’exécute l’artiste.
[2]  » It was Arthur Danto who once said that, at their very best, a room full of Morris Louis paintings was like drifting through the lingerie department at Bendel’s  »
Bob Nickas, « How to Write About… Jutta Koether », Afterall.org, Summer 2010.
[3] Certains accrochages de l’artiste sont non sans rappeler l’agencement des fenêtres sur notre écran d’ordinateur lorsque nous naviguons sur plusieurs sites : les canevas sont présentés tranche contre tranche ou les uns sur les autres, masquant les détails de certains tableaux et recréant des compositions nouvelles.
[4] Ditte Ejlerskov présente The Exorcism Collection à Crystal Contemporary à Stockholm en 2011. Il s’agit d’une série de dessins et de peintures reprenant un ensemble d’images provenant aussi bien de photos de concert de Rihanna ou de Beyoncé, que d’images d’extase religieuse ou de possession démoniaque dans l’histoire de l’art, et où l’on perçoit des femmes adopter des poses semblables : les pieds ou les genoux souvent au sol, le dos arqué vers l’arrière.

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