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Les « Fold Paintings » de Tauba Auerbach ou la dimension 2,3

L’art plus que tout autre discipline peut-être, tient aussi bien de l’aperception que de la perception.

La série des Fold Paintings que développe depuis quelques années Tauba Auerbach, est au premier coup d’œil une série de toiles fortement plissées iridescentes. Les couleurs s’entremêlent avec subtilité, à la surface du canevas, presque imperceptiblement, et viennent marquer le relief en apparence haptique de la toile. Le déplacement du spectateur et un deuxième regard de biais, lui dévoilent très vite, à sa grande surprise, la parfaite planéité de l’œuvre.

La série des Fold Paintings, fait partie de cette nouvelle forme de peinture qui voit le jour depuis quelques années, dont le processus de fabrication ou les matériaux qui la composent sont, à défaut d’un meilleur terme, « atypiques »[1].

Exposition "Tetrachromat", à la Kunsthalle de Bergen, 2011.
Exposition  » Tetrachromat « , à la Kunsthalle de Bergen, 2011.

Pour créer ces tableaux d’apparence abstraite et qui pourtant sont le résultat d’un processus lui, bien réel et concret, Auerbach plie le canevas sous différentes formes. La surface de la toile, après quelques jours, et  avec l’aide de poids ou parfois même d’une machine à repasser, se marque de nombreux plis, fruits du geste de l’artiste, mais aussi fruits du hasard. Auerbach déploie ensuite le canevas à même le sol sans le défroisser complètement et arrose la toile à l’aide d’un aérographe employé sous différents angles, en se servant d’une vaste palette colorée ou d’un nombre limité de couleurs selon l’effet recherché. Le pigment agit alors tel un rayon lumineux coloré en mettant en valeur les accidents à la surface du canevas, s’adhérant définitivement au relief origamique, une fois séché. Tauba Auerbach étend ensuite la toile sur un châssis, et la face du canevas retourne alors à son état bidimensionnel tout en ayant gardé la trace de son passage dans l’espace, grâce à ce processus relevant sûrement plus du photographique que de la peinture. Les tableaux semblent exister alors à mi-chemin entre la deuxième et la troisième dimension, dans ce que l’artiste appelle la dimension 2,3. Le résultat est un trompe-l’œil moderne réalisé avec des moyens mécaniques et qui d’après l’artiste témoigne moins de sa propre virtuosité que de son ingéniosité. Or, le regard est moins trompé, qu’il n’est invité à concevoir d’autres réalités virtuelles.

Flatland

L’histoire de la naissance des Fold Paintings pourrait très bien avoir lieu dans Flatland, le monde bidimensionnel imaginé par Edwin Abbott Abbott[2], où les tableaux auraient vécu les mêmes aventures que le héros du roman.

L’écrit relate l’improbable rencontre entre une sphère et un carré, la première tentant de convaincre le second qu’un autre monde invisible à ses yeux, Spaceland, existe bien. Face à l’incrédulité du bourgeois carré, la sphère l’extrait de force et le fait prendre connaissance de l’espace tridimensionnel : « je vis une Ligne qui n’était pas une Ligne; un Espace qui n’était pas l’Espace; j’étais moi-même et je ne l’étais plus.[3] » Le livre évoque ainsi par analogie, l’existence possible d’autres dimensions, aussi imperceptibles à nos yeux que l’est notre monde pour un habitant du monde bidimensionnel. Et c’est également par analogie, que l’artiste américaine en floutant les frontières entre la 2D et la 3D, nous invite à concevoir la possibilité d’une dimension vectorielle.

Tauba Auerbach porte un intérêt tout particulier à certains phénomènes invisibles dont l’existence est pourtant bien réelle.
Son exposition itinérante Tetrachromat, prochainement au WIELS à Bruxelles, s’intéressait à ce pourcentage infime de femmes qui seraient capables de percevoir un million de couleurs supplémentaires ; ses photographies d’écrans de télévisions analogiques tentaient de capter les formes aléatoires créées par un bruit spatial qui parcourt l’univers depuis le Big Bang et ses tableaux 50/50 se penchaient sur la théorie du chaos et du hasard.
Le corpus de peintures de Tauba Auerbach, auxquelles l’aérographe confère cette apparence gazeuse, se préoccupe moins de l’histoire du médium qu’elle n’en exploite les capacités à capter ces réalités flottantes[4] qui nous échappent.


[1] Je pense plus précisément à des artistes comme Wade Guyton, Kelley Walker, Alex Hubbard, Davina Semo, ou encore Sarah Cröwner.

[2] Un extrait de ce récit paraît d’ailleurs dans le catalogue Folds (ed. Sternberg Press/Bergen Kunsthalle) de l’artiste américaine, publié en 2011.

[3] ABBOTT. Edwin A., Flatland. A Romance of Many Dimensions, ed. Seely&co, Londres, 1884.

[4] La galerie Paula Cooper présentait la dernière exposition personnelle de l’artiste en 2012, intitulée Float.

Texte écrit en janvier 2013

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