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Confort Doméstico. Les hommages à la paresse de Sylvain Rousseau

L’homme moderne travaille un certain nombre d’heures pour gagner sa vie et gagne sa vie pour atteindre un certain confort : un logement, une voiture, de beaux meubles et d’autres objets, et surtout des vacances, de préférence au soleil[1]. C’est à ces vacances ensoleillées ou dans des terres lointaines que Le Grand Cacatoès Blanc de Sylvain Rousseau peut nous faire penser.

L’énorme perroquet, la huppe dressée peut-être pour mieux nous séduire, se tient à l’entrée de la salle d’exposition de Mains d’Œuvres sur un amplificateur qui diffuse une mélodie de samba composée par Sébastien Pruvost. Ce « totem à la paresse » — c’est ainsi que l’artiste conçoit la pièce — pourrait être une promesse du paradis perdu ou d’un repos bien mérité, après des mois de labeur, au bord de la piscine ou de la mer, un cocktail sucré à la main, des lunettes de soleil, João ou Caetano en toile de fond.

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Photos : Aurélien Mole©, courtesy Cartel de Kunst.Texte paru dans le catalogue « Temps Étrangers », à l’occasion de l’exposition éponyme à Mains d’Oeuvres, Saint Ouen, du 7 au 30 septembre 2012.

Et pour le spectateur qui voudrait poursuivre ses rêveries de crème bronzante California Tan ou Australian Gold au parfum de noix de coco de manière plus confortable, Sylvain Rousseau a tout prévu : un canapé blanc minimaliste, à quelques mètres du Cacatoès, accueille vos envies de vous languir au soleil.

Le canapé a non seulement le mérite de régler le problème d’un mobilier prévu pour le repos du public de l’exposition Temps Etrangers— un mobilier qui de surcroît s’accorde parfaitement avec les plumes immaculées du Grand Cacatoès Blanc — mais il sert également de nouvelle mise en scène au cacatuidé de quatre mètres de haut.
Vedette de l’exposition personnelle de Sylvain Rousseau à La Salle de Bains en 2009[2], le Cacatoès joue un tout nouveau rôle lors de l’exposition autour du temps de travail à Saint-Ouen.
Perché sur une enceinte qui diffuse en boucle une musique aux sonorités tropicales née dans des conditions assez particulières[3], il semble nous rappeler avec l’imagerie de vacances qu’il évoque, qu’une réflexion sur la question du travail ne peut passer outre les notions de repos, de pause et de paresse.

Un coup d’œil rapide suffit au spectateur pour se rendre compte du travail long et minutieux qui a dû donner naissance au Grand Cacatoès Blanc, une œuvre, qui comme nous le confiait l’artiste, aurait été réalisée par pur plaisir du travail manuel. Et si toutes les raisons sont bonnes pour dessiner un perroquet, elles le sont tout aussi pour passer des heures et des heures à ciseler avec soin et maîtrise les plumes géantes du Cacatoès dans le bois. Une très bonne raison d’ailleurs, paradoxalement, est de rendre hommage à la bien-aimée paresse de Sylvain Rousseau : une des questions centrales dont le travail de l’artiste français se nourrit aujourd’hui.
Lors de ses dernières expositions personnelles à Triple V, sa galerie parisienne, puis à Transpalette à Bourges, l’artiste exposait sa série de peintures de cocktails, volontairement kitsch. Piña Colada ou encore Punch, peintures aux couleurs acidulées, nous ramènent encore à la rêverie au bord de la plage, comme le faisait le Cacatoès (un petit perroquet orne d’ailleurs la paille de Punch). Des images qui parlent de farniente et dont la présentation fait allusion elle-même à la paresse, plus précisément à celle du spectateur : les peintures sont encadrées sous des verres teintés, comme les lunettes que certains visiteurs de grands foires (Art Basel Miami et autres) ou d’expositions estivales ne se soucient pas d’enlever pour regarder les œuvres présentées. Pour ces spectateurs paresseux, Sylvain Rousseau anticipe et couvre ses propres peintures d’un filtre qui faussera forcément la perception des couleurs, parfois criardes, des peintures. Pas la peine de mettre vos dernières Ray-Ban, pour ces peintures les verres teintés sont déjà inclus ! Or, regarder un James Turrell ou un Cruz-Diez à travers des lunettes de soleil, n’est-ce pas s’empêcher (par bêtise, mais aussi par paresse) de regarder les œuvres telles qu’elles ont été conçues par l’artiste, telles que l’artiste voulait qu’on les regarde ?

Aussi, l’artiste va plus loin. À la manière de John Armleder, Sylvain Rousseau ouvre la réflexion sur l’appropriation domestique et muséale d’une œuvre. Si l’artiste suisse nous montre la banalisation de l’œuvre d’art par le décoratif, Rousseau va jusqu’à faire des Suggestion[s] de présentation[4] (comme vous en trouverez par exemple sur différents sachets de soupe lyophilisée destinés aux femmes modernes ou étudiants débordés) qui prévoient une mise en scène possible de l’œuvre, ceci peut-être dans le but d’éviter aux collectionneurs de se creuser la tête à réfléchir sur quelle couleur de mur irait le mieux avec l’œuvre acquise. Un peu à l’image des catalogues Ikea ou Habitat qui nous invitent à combiner la méridienne Kivik à la table basse Strind, Rousseau vous propose d’exposer Piña Colada sur une palissade en bois.
Mais peut-être que cette Suggestion de présentation existe justement pour éviter que l’œuvre ne se fonde dans le confort domestique de l’acquéreur, et qu’au contraire elle vienne occuper l’espace physiquement, le modifier à sa guise et l’investir. Fernand Léger s’exprimait ainsi sur une de ses œuvres les plus monumentales : “Je suis satisfait si dans un appartement mon tableau commande la pièce ; s’il s’impose à tous, gens et meubles. Il doit être le personnage le plus important. » — il s’agissait de sa Composition aux deux perroquets (l’image du Cacatoès nous hante plus que jamais).
Fernand Léger, tout comme Sylvain Rousseau, ne rejette donc pas ce potentiel décoratif d’une œuvre, au contraire, il le revendique, mais ce à condition que le tableau, dans ce cas, devienne la pièce maîtresse du lieu : une mise en scène adaptée au personnage principal, pour que ce dernier puisse jouer le rôle qui lui revient.

Or, si l’artiste français rejoint peut-être Armleder et le groupe Écart dans leur volonté de contrôler toutes les étapes de l’évolution d’une œuvre d’art (de sa création et production à son exposition et présentation au public), c’est non seulement l’inéluctable fonction décorative de l’œuvre qui l’intéresse, mais surtout la place et le rôle que joue le spectateur par rapport à l’œuvre, comme le prouvent aussi bien les Cocktails que leur Suggestion de présentation, ainsi que les reproductions aplaties d’objets tridimensionnels que l’artiste réalise depuis quelques années.
Des tentes de camping, des planches, des palettes ou des cabanes en bois, ou encore une maison moderniste inspirée par Richard Neutra, sont autant d’objets que Sylvain Rousseau reproduit en perspective, complètement plats et en employant les matériaux d’origine. Ces objets qui optiquement viennent prolonger les limites de l’espace de la salle d’exposition, sont par leur planéité des versions simplifiées (puisqu’elles n’occupent que deux dimensions) des objets qu’elles représentent. Devenus de pures images, tout en gardant leur statut matériel d’objets par les matériaux hétérogènes qui les ont créés, ces substituts stylisés sont probablement plus facilement appréhendables par le spectateur que les objets d’origine : what you see is what you see[5], pas de faces cachées du cube à déduire[6]. La preuve en est sûrement d’ailleurs la grande photogénie de ces différentes œuvres dont le motif est alors immédiatement reconnaissable et digérable, facilement capté par l’objectif de l’appareil photographique, et dont la diffusion massive dans notre monde des images peut en être ainsi assurée.

Si l’exposition Temps Etrangers soulève la difficulté de mesurer le temps de travail de l’artiste, les moments d’activité et d’inactivité de ce dernier, ainsi que les moments qu’on pourrait qualifier de productifs ou d’improductifs, Sylvain Rousseau, lui, interroge surtout le « temps de travail » du spectateur, sans en donner une réponse définitive.
Combien de temps est-il nécessaire pour appréhender une œuvre ? Combien de secondes, de minutes, d’heures ou de jours (voire plus), le spectateur est-il disposé à consacrer à la compréhension d’une œuvre ?
Si d’après Roland Barthes l’auteur cède la place au lecteur qui réécrit le texte pour lui-même et lui donne sens[7], et que d’après Marcel Duchamp « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », on déduit aisément que le spectateur a un rôle de première importance face aux œuvres de Sylvain Rousseau : la présence de ce premier peut d’ailleurs être implicite (les verres teintés des Cocktails sous-entendent son regard, par exemple) ou explicite (comme la place qui lui est réservée dans le canapé).
Les œuvres aplaties de l’artiste ont été créées pour être vues, l’imposant Cacatoès est fait pour être admiré et sa samba écoutée, et le canapé est bien évidemment construit pour s’y asseoir. L’âge de l’œuvre moderne qui existait en dehors de tout temps, de tout lieu et qui pouvait se passer de la présence d’un regardeur, est depuis longtemps, révolu.
Dans sa contribution à Temps Etrangers, Sylvain Rousseau revendique fortement cette place du spectateur. Le canapé minimaliste de l’artiste réclame et sollicite la présence physique du spectateur et invite à sa détente. Il est d’ailleurs réceptacle idéal des rêveries et des réflexions des différents visiteurs de l’exposition, réflexions qui grâce au Cacatoès, partiront peut-être du côté des vacances et du soleil.
Lorsqu’en Wallonie et dans certains cas en France, les entreprises ont décidé d’arrêter de prendre en compte les pauses cigarettes des employés dans leur temps de travail, et donc de payer ce temps de pause, et que le contrôle autour des différents types de pauses (déjeuner, toilettes, et autres) s’est renforcé, il semblerait que l’on oublie que les moments d’inactivité puissent servir à la réflexion et à ressourcer les employés pour que ceux-ci soient plus productifs dès leur retour au travail.
Ainsi, peut-être, la paresse intellectuelle de certains spectateurs face aux œuvres d’art pourrait s’expliquer par le manque d’une pause dans leur déambulation des salles d’exposition, et le canapé – une certaine idée du confort – saurait donc peut-être inciter à la réflexion chez ces visiteurs paresseux ?
Le repos, la pause, ont depuis longtemps acquis le statut de nécessité, de besoin et de droit de tout travailleur potentiel, qu’il s’agisse d’un ouvrier, d’un employé de bureau, d’un artiste ou du spectateur d’une exposition. Ces valeurs deviennent colonne blanche, structure, de la salle d’exposition de Mains d’Œuvres avec le Grand Cacatoès Blanc.


[1] « Ah, ne discutez pas ”besoin” ! Le dernier des mendiants a encore un rien de superflu dans la plus misérable chose. Réduisez la nature aux besoin de la nature, et l’homme est une bête : sa vie ne vaut pas plus. Comprends-tu qu’il nous faut un rien de trop pour être ? » (Le Roi Lear, Shakespeare)

[2] Exposition personnelle de Sylvain Rousseau. So Many Reasons to Draw a Parrot, La Salle de Bains, Lyon, 2009.

[3] Sébastien Pruvost, ami de l’artiste, a produit la musique en se brossant les dents de manière rythmique. C’est donc le son d’une activité quotidienne qui devient ici musique.

[4] Exposition personnelle de Sylvain Rousseau. « […] bien que contenue dans une salle, apparaît clairement dispersée », galerie Triple V, Paris.

[5] Frank Stella.

[6] « Soit un cube de bois. Que je le voie ou que je le touche, on peut dire que j’en prends une vue, ou que je le saisis par un côté. Il y a des milliers d’aspects différents d’un même cube pour les yeux, et aucun n’est cube. Il n’y a point de centre d’où je puisse voir le cube en sa vérité.
[…] Retenons l’exemple facile du cube, de ce cube que nul œil n’a vu et ne verra jamais comme il est, mais par qui seulement l’œil peut voir un cube, c’est-à-dire le reconnaître sous ses diverses apparences. Et disons encore que, si je vois un cube, et si je comprends ce que je vois, il n’y a pas ici deux mondes, ni deux vies; mais c’est un seul monde et une seule vie. Le vrai cube n’est ni loin ni près ni ailleurs; mais c’est lui qui a toujours fait que ce monde visible est vrai et fut toujours vrai. 
» Alain, Idées.

[7] Roland Barthes, La Mort de l’auteur, 1968.

Lien vers l’exposition.

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